PhaenEx
6, no. 1 (spring/summer 2011) : 155-166 © 2011 Martine Béland
De la traduction comme recréation
Note de lecture Charles Le Blanc.
Le complexe d’Hermès. Regards philosophiques sur la
traduction
, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2009, 155 pages.
M
ARTINE
B
ÉLAND
Finaliste aux Prix du Gouverneur général en 2
009 et lauréat d’un prix offert par l’Académie des lettres du Québec en 2010,
Le complexe d’Hermès
est un essai dont les mérites
littéraires et culturels ont été soulignés. Les éloges qu’a reçus cette «
réflexion brillante et riche
1
» sont sans conteste justifiés, et si nous prenons la plume en ces pages pour discuter de
l’essai de Charles Le Blanc, c’est moins pour ajouter aux compliments mérités, diffusés par la
presse culturelle, que pour entrer en dialogue avec les thèses philosophiques présentées par l
’auteur.
Philosophe de formation, professeur agrégé à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa, Charles Le Blanc est spécialiste des rapports entre la philosophie et la
traduction, plus particulièrement quant à la tradition allemande du
XVIII
e
siècle, comme le
démontrent, au fil de son ouvrage de 2009, ses renvois à la poétique allemande ainsi qu’aux théories esthétiques romantiques sur l’interprétation et la création. Avant ses
Regards philosophiques sur la traduction
, en plus d’a
voir publié des traductions de F. Schlegel, Swift, Kierkegaard ou L.
Bruni, Charles Le Blanc a assuré l’édition critique des œuvres de Lichtenberg
en français (José Corti, 1997), il a publié un essai sur Kierkegaard et il a assuré la codirection
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d’une anth
ologie du romantisme allemand,
La forme poétique du monde
, à la perspective duquel
Le complexe d’Hermès
se trouve lié
2
. Dans les pages du dernier livre de Charles Le Blanc, pourtant, certains représentants de la réflexion germanophone sur le texte et le langage sont absents : ce sont précisément eux que nous souhaitons faire intervenir ici, de manière à rattacher la discussion entamée par Le Blanc à certains auteurs avec lesquels son livre se trouve manifestement en harmonie. Sous la plume de Charles Le Bla
nc, la figure du dieu Hermès devient l’emblème d’un
constat : «
Le traducteur ne parle pas en son propre nom, mais en celui de l’auteur dont il se fait
le messager. » (Le Blanc § 49)
3
S’il s’agit, en traduction, de penser quelque chose comme un
« complexe
» d’Hermès, c’est que trop souvent, comme le dieu messager, le traducteur se
retrouve «
soumis à l’esprit et à la lettre du message
» (§
105), loin d’être le libre auteur du texte. Dans le domaine de la traduction, le complexe d’Hermès nomme ainsi la «
velléité du traducteur
de parler en son propre nom, de fonder éthiquement son discours ou bien d’échapper à la simple
méthodologie » (§ 49)
—
autant d’inte
ntions critiquées par Le Blanc. Toutefois, la position du traducteur se laisse plus complètement saisir par un
dilemme
que par un complexe, à savoir le dilemme entre Hermès et Apollon
: soumis à l’esprit et à la lettre du texte à traduire, le traducteur oublie que, comme le messager des dieux, il n’est pas «
dépourvu
de sens pour l’art
» (§
81) et qu’il peut
aussi pencher du côté d’Apollon
—
du côté de
l’«
énonciation douée de sens propre », du côté de la poétique qui « fait de la communication un art » (§ 105). Charles Le Blanc résume ce dilemme ainsi : «
ou bien
cantonner la traduction à la linguistique (Hermès),
ou bien
l’inscrire dans une esthétique de la communication (Apollon).
» (§
105) Si son livre déconstruit le complexe d’Hermès, il vise surtout à montrer que le dilemme
Hermès/Apollon peut être surmonté par une approche
poétique
4
de la traduction. Pour ce faire, il
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s’engage dans une réflexion sur la définition de la traduction comme art, sur la création du sens et sur l’esthétique du langage.
En définissant la traduction comme « un art
appliqué
de l’interprétation
» (§ 19), Le Blanc montre que la trad
uction est d’abord un
art de lecture
. Dans le cas des ouvrages
traduits, le traducteur se présente comme une figure mitoyenne entre l’auteur et le lecteur
: le traducteur « est tout à la fois
lecteur
du texte srcinal et
auteur
du texte traduit. Ce que nous donne toute traduction, fût-elle excellente,
n’est jamais que la lecture de l’srcinal faite par le
traducteur
. » (§ 119) Le Blanc insiste à plusieurs reprises sur le fait que le traducteur, par son
travail d’interprétation du sens du texte premier et d’invention d’une nouvelle manière de dire ce
sens, se place «
au rang d’auteur
» (§ 95). La traduction est donc essentiellement « une entreprise de
recréation
du sens de la langue donatrice dans une langue d’accueil.
» (§ 65) Par sa conception du sens, mais
aussi, en mettant l’accent sur le rôle de la lecture dans le travail de traduction et en soulignant qu’une «
histoire de la littérature devrait porter son attention sur le rôle des lecteurs selon les époques » (§ 95), Charles Le Blanc se rapproche des positions de
l’école de Constance, sans, curieusement, que les travaux de Hans Robert Jauss ou de Wolfgang Iser n’apparaissent parmi les nombreuses études aux
quelles il rattache son propos.
Dans les années 1970, Jauss, qui était professeur de littérature à l’
Université de Constance depuis sa fondation en 1966, a décrit le texte littéraire comme une structure ouverte où se développe un sens «
dans le champ libre d’une compréhension dialoguée
» (Jauss 272). Le
sens n’est pas immédiatement révélé
: plutôt, il se « concrétise » au fil des réceptions successives du texte, «
dont l’enchaînement répond à celui des questions [posées par le lecteur] et des
réponses [proposées par le texte] » (272). Les « deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens » (284) so
nt l’effet (
Wirkung
) produit par l’œuvre (lequel est fonction de l’œuvre elle
-
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même) et la réception (
Rezeption
) de l’œuvre (laquelle est déterminée par le destinataire de l’œuvre). Jauss en est ainsi venu à définir une «
œuvre
» littéraire comme étant le résultat de la convergence du texte et de sa réception
: l’œuvre est une structure ouverte et dynamique «
qui ne
peut être saisie que dans ses “concrétisations historiques” successives
» (269). Le théoricien de la littérature insistait aussi pour montrer que le rapport du texte au lecteur est toujours à la fois
réceptif
et
actif
: en lisant (en recevant) un texte, le lecteur
fait parler
ce texte, c’est
-à-
dire qu’il
concrétise «
le sens potentiel de l’œuvre en une signification actuelle
» (284). Le sens d’un
texte est donc une « réponse
» impliquée dans l’œuvre, mais qui ne peut être dite ou concrétisée que
pour autant que le texte soit lu par un destinataire, en fonction des attentes de sens
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dont ce destinataire est porteur. Autrement dit, le sens est un « facteur du processus social » (273). Ces idées ont permis à Jauss de relier le travail de lecture comme comportement à une attitude essentiellement esthétique
: puisque lire, c’est actualiser un sens potentiel (parmi d’autres
possibles), la lecture permet de «
reprendre à son compte un univers où d’autres vivent déjà
» (285), en transmettant ou en modifiant une norme existante, ou encore en en créant une nouvelle.
Le Blanc est très proche de ces théories de l’esthétique de la réception. La démonstration
menée dans son livre a comme objectif de présenter la traduction comme un processus
esthétique. Lorsqu’il écrit que la traduction est un acte interprétatif qui consiste en «
une
recréation subjective d’un srcinal compris comme idéal
» (Le Blanc § 97, n.) et que cet « srcinal est lui-même une hypothèse de sens » (§ 95), ses idées sont un écho de celles de Jauss. Le foyer est simplement déplacé
: de la constitution même d’un texte littéraire, qui intéresse
Jauss, on se trouve face, chez Le Blanc, à la question
de la constitution d’une traduction. Mais
dans les deux cas, la traduction étant elle-
même un texte, l’essentiel demeure le processus de
constitution du sens
du texte
, et sur cette question, les deux théoriciens s’entendent. Le Blanc
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réitère l’idée qu’un «
texte littéraire n’est pas clos, mais, au contraire, “ouvert”
» : voilà qui
explique la possibilité même de l’acte de traduire. En effet, c’est «
parce que cohabitent dans le texte à traduire de nombreux sens possibles, que ce texte peut connaître de multiples traductions » (§ 95).
Arrimer ses perspectives à celles de l’esthétique de la réception eût pu permettre à
Charles Le Blanc de présenter clairement sa définition esthétique de la traduction dans le cadre
plus global d’une théorie de l’œuvre littérair
e. Celle-ci, en fait, se développe en filigrane de son
texte, sans jamais qu’elle ne prenne réellement le devant de la scène. Sa conception poétique de la traduction, en effet, est tributaire d’une théorie de l’œuvre littéraire suivant laquelle une œuvre
v
éhicule une polysémie par la voie d’un certain usage de la langue. Cet usage, comme le sens du texte d’ailleurs, «
n’est pas que linguistique, mais aussi esthétique
» (§ 95). Traduire un texte,
c’est donc une entreprise d’interprétation du sens de ce texte
par l’entremise d’une mise en forme
de ce sens,
qui doit opérer une restitution de l’usage de la langue fait par le texte srcinal.
Autrement dit, la traduction est un travail poétique : une traduction «
“fidèle” à l’srcinal
» (§ 95, n.) sera une traduct
ion ayant su préserver la polysémie de l’srcinal, grâce à un dialogue
«
entre l’auteur et le traducteur
»
—
un dialogue qui est « fils de la lecture » (§ 119).
Si la théorie de l’œuvre littéraire qui se dessine dans le livre de Charles Le Blanc n’est
pas
nouvelle, elle n’en ajoute pas moins à l’intérêt philosophique de son ouvrage. Mais l’srcinalité propre de la perspective défendue par Le
Blanc se trouve plutôt du côté des
répercussions méthodologiques qu’entraîne cette théorie de l’œuvre pour l’activité
qu’est la traduction. À ce niveau, d’ailleurs, les positions de C.
Le Blanc ont plusieurs cibles qui sont
attaquées avec force en ces pages, qu’il s’agisse de Jacques Derrida ou d’Antoine Berman.
Contre les théoriciens qui ont eu tendance à dissocier la traduction de la pratique, Le Blanc